Présentation du cycle « Temps et cinéma » B. Proust
Temps et cinéma
Classiquement, il y avait d’abord le temps, distingué de l’éternité, au-delà et au-dessus de lui, avant et après lui ; ensuite il y avait à le concevoir comme linéaire, comme une succession irréversible et continue d’instants séparés. Le cinéma classique – y compris la production actuelle, moderne et commerciale – ne connaît pas d’autre temps : un film raconte une histoire, rien qu’une histoire avec un début, un milieu et une fin. Un film est un ensemble clos, séparé du tout, du monde, qui reste hors champ : il y a un avant et un après le film. Un narrateur, étranger au temps qui passe, un sujet, le même de bout en bout, garantit l’unité de l’ensemble des images et des sons et la constance, la rationalité de leurs rapports entre eux, avec lui et avec le monde. La caméra, tantôt subjective, tantôt objective, est son regard, ou bien elle est le regard des personnages.
Aujourd’hui, c’est-à-dire à une époque que Peter Slöterdijk appelle « postmétaphysique », le temps n’est plus ce qu’il était : il est vécu et pensé autrement. Il n’y a plus de transcendance – plus d’en-deçà, plus d’au-delà du temps, plus d’arrière-monde. Il n’y a rien au-delà de ce qu’il y a et tout est sur le même plan d’immanence. Le tout est ouvert. Il n’y a d’éternel que le temps, sans avant, ni après. Le temps lui-même se fragmente et se multiple. Le narrateur n’est plus lui-même (« je est un autre », disait Rimbaud), le sujet se disperse et disparaît. Le discours indirect libre se substitue au monologue intérieur. Les personnages perdent leur identité. Eux aussi se transforment. La caméra devient son propre regard multiple et vide sur les choses, sur les gens. L’ensemble se défait, s’ouvre et se disperse. Plus de chronologie. Les temps relatifs, « subjectifs », se multiplient : au temps technique, raisonnable, le temps du calcul, s’ajoutent d’autres temps, au rythme chaque fois différent Aux ensembles clos, finis, se substituent des totalités ouvertes. Le tout est d’une autre nature, il est de l’ordre du temps, il traverse les ensembles. Le temps, dit Gilles Deleuze, c’est l’ouvert, ce qui change et ne cesse de changer de nature à chaque instant. C’est le tout, qui n’est pas un ensemble, mais le passage perpétuel d’un ensemble à l’autre, la transformation d’un ensemble dans un autre.
Le cinéma, l’autre cinéma, art du temps comme la musique, pense le temps et nous aide à le penser tel qu’il est devenu, aujourd’hui.
Bernard Proust, le 13 janvier 2011